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dimanche 25 avril 2010

Décrépitude

Le temps s'écoule-t-il différemment maintenant ? Je n'ai aucun moyen de le savoir. Pour tenter d'expliquer les circonstances qui m'ont amené à me retrouver dans une telle situation, je dois excaver mes souvenirs.

Il me semble que la première fois que j'ai mis les pieds dans cette grande bâtisse d'Écosse, j'ai eu une sensation étrange. Un vague pressentiment aussi irrationnel qu'inexplicable, qui m'a tout de suite mis mal à l'aise. Peut-être étaient-ce ces murs noirs et moites, ou ce ciel de cendres qui vous collait à la peau qui me terrorisaient. J'étais un jeune garçon peu téméraire, et l'ambiance glauque du lieu n'arrangeait pas ma faculté grandissante à considérer mon environnement comme hostile. J'ai hurlé toutes les nuits, dans cette chambre sombre aux murs délabrés. Même quand ils ont décidé de me laisser une bougie allumée toute la nuit, même quand ma gouvernante passait la nuit dans la même pièce, et ils ne comprenaient pas pourquoi je réagissais ainsi. Ils ont tenté de me changer de chambre mais quand, le lendemain, en plus des hurlements, ils aperçurent des marques inexplicables qui striaient ma peau, ils décidèrent de me renvoyer à Londres.
Loin de ce manoir maudit, je me remettais difficilement de ces nuits cauchemardesques, et il me sembla que ce qui me hantait alors m'avait poursuivi, ou qu'une partie de moi était restée prisonnière là-bas. Moi qui aimait tant regarder la lune et les étoiles, quand la nuit était claire, je passais maintenant tout mon temps enfermé, loin de ces horreurs indicibles, espérant leur échapper en me terrant dans ma chambre. Et puis, l'argent vint à manquer... Me garder à Londres coûtait trop cher, il fallait que je retourne en Écosse. Tant d'années avaient passé, j'espérais que ces cauchemars n'étaient que le fruit de mon imagination fertile. Quelle naïveté.
Le fiacre qui me ramena sur les lieux me laissa tout le loisir d'observer de loin cette maison maudite, alors que l'on contournait un petit lac. Il me sembla qu'une forme noire et sombre recouvrait le toit, et les nuages ne se dégageaient jamais dans la région, entretenant cette impression de mal-être. L'architecture même du bâtiment semblait torturée, et je me demandai quel genre d'homme avait pensé à de telles arabesques, à des tours déchirant le ciel, à cette façade hideuse et sinistre, à ces fenêtres aux formes vicieuses, scellées de murs...
Ma main se leva, prête à soulever le lourd battant et frapper à la porte, et je régurgitai mon petit déjeuner. La forme qui m'ouvrit - je reconnus quelques instants plus tard notre majordome - avait un visage émacié, et semblait venir d'un autre temps. Il me conduisit à ma chambre, celle-là même que j'avais occupée enfant, et me souhaita un bon retour parmi les miens. Je le remerciai et tentai de me rappeler à la raison. Rien ici n'avait matière à me terroriser au point d'en hurler la nuit. Les chimères qui m'avaient tourmentées enfant n'avaient plus de prises sur moi, pensai-je pour me rassurer. Puis, vint la nuit.
De mon lit, on apercevait encore cette petite crevasse dans le mur, trop petite pour y passer un doigt, mais trop présente pour ne pas attirer l'attention de l'œil, quand un éclair vient chasser les ténèbres. Soir après soir, j'observai cette ligne déchirée, même lorsque la nuit ne m'autorisait qu'à en deviner la présence à travers la pénombre. Et comme avant, je me réveillais en hurlant, encore et encore. Jusqu'à cette nuit où les nuages s'écartèrent, et où la lune se refléta sur l'eau sombre du lac en contrebas.

A partir de là, je ne saurais pas expliquer davantage ce qui s'est produit. Je sais que la curiosité m'a poussé à sortir de mon lit cette nuit-là, et je me suis retrouvé bloqué dans cette anfractuosité qui semble ne posséder aucun chemin de sortie. Seuls mes souvenirs me permettent à présent de me figurer la couleur d'un ciel étoilé.

J'entends des corps sortir du lac, certains soirs, et hisser leurs carcasses difformes jusqu'à la maison. Il me semble que je suis en sécurité dans cette part de ténèbres, mais pour combien de temps encore ?

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