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vendredi 4 mars 2011

Dolls

Ma poupée, ma jolie poupée, ma si belle petite poupée…

De grand matin, peu de choses pouvaient venir contrarier au plus haut point deux inspecteurs de la Brigade Criminelle. Pourtant, le coup de fil de la centrale qui réveilla l’inspecteur Liebowitz et le poussa à s’habiller sans se raser faisait partie de ces raretés.

A trente-cinq ans, ce flic au physique de gendre idéal avait déjà vu son lot d’horreurs et ces trois dernières années à la Criminelle avaient petit à petit réduit son rêve de justicier en le confrontant au pire de ce dont l’homme est capable. Anton Liebowitz poussa un long soupir en actionnant la clé de contact. Il démarra prudemment et roula quelques minutes avant de s’arrêter en double file face au Jenny’s Diner devant lequel l’attendait son coéquipier Erik Steenhart, la tête enfarinée, cafés et pâtisseries à la main. Ce dernier était à la Brigade depuis bien plus longtemps et s’il venait à peine de passer le cap de la quarantaine, il se dégageait déjà de lui une énergie sombre, de celle qu’acquièrent les flics lorsqu’ils ont une lourde carrière derrière eux. Son visage carré accusait les ans et ne lui rendait pas justice mais chacun des coups qui lui avaient petit à petit forgé le visage avaient été rendus, avec les intérêts.

Anton savait qu’Erik conduirait dangereusement après une annonce pareille et avait donc conclu avec lui qu’il passerait le chercher à la centrale, histoire de ne pas commencer la journée le ventre vide.

― “ Bon sang, il a fallu que ce malade remette ça, éructa-t-il, frappant du plat de la main sur le volant en braquant vers la sortie qui menait à la côte.

Les agents de police avaient fait du bon boulot sur les lieux, la scène semblait sécurisée et les médias qui ne tarderaient pas à venir voleter autour d’eux n’étaient pas encore là. Seuls quelques badauds attirés par l’agitation inhabituelle de ce début de matinée automnale se serraient, tiraillés entre leur curiosité et la morsure du vent tandis que les deux inspecteurs se rapprochaient de l’adresse qui leur avait été communiquée, sur la plage, face au Grand Hôtel au 153.

― “ Franchement, tu crois que c’est le genre de gars qui s’arrête parce que les flics sont surchargés ? renchérit Steenhart, désabusé.

― “ En ce qui me concerne, ça pourrait sauver mon mariage, donc rien n’empêche d’espérer, non ? marmonna Liebowitz en finissant d’avaler son déjeuner.

― “ Rien à dire à ce niveau-là, le mien est déjà loin derrière…

― “ Et Maria, ta gosse ? Ça ne te donne pas envie de courir la chercher ce genre d’affaires ? Elle a à peu près le même âge en plus. Sept ans ?

― “ Huit. Mais penses-tu… c’est Lisa qui a eu la garde alors maintenant, autant que je me concentre sur les choses importantes sur lesquelles je peux avoir une emprise directe. Bon, qui a découvert le corps ? ajouta-t-il froidement.

Les deux inspecteurs avaient traversé le parking, rejoints à mi-chemin par l’officier Emily Buchanan, une belle femme au physique indécent qui paraissait avoir une résistance élevée au froid, à en juger par la profondeur de son décolleté. Erik Steenhart remonta le col de son imperméable, coulant vers la mer houleuse un regard aussi gris que le ciel.

― “ Toujours aussi dragueur, inspecteur, les préliminaires, ça vous connaît ! lui lança la grande blonde, enjôleuse.

― “ Qu’est-ce que tu veux, Em’, c’est ton égo qui me coupe l’envie.

― “ Ça ira pour les civilités, on n’est pas là pour le tourisme, les coupa Leibowitz, fronçant les sourcils. Tu nous mets au parfum ?

Emily Buchanan haussa les épaules puis laissa glisser son regard vers la berge et désigna du menton un monticule de rochers.

― “ C’est un touriste qui l’a trouvée là ce matin en sortant faire son jogging. Elle est dans un sale état. Le bleu prend les coordonnées du témoin, on vous attendait pour la déposition.

Elle désigna un jeune homme fraîchement sorti de l’école, un grand échalas brun et sec typé latino-américain qui semblait mal à l’aise et piétinait tout en prenant maladroitement des notes sur un formulaire officiel.

― “ Bon, la zone est bouclée. Est-ce que le bureau du légiste est prévenu ? demanda Liebowitz alors qu’ils se dirigeaient vers la scène de crime.

Maintenant tout le monde va jouer avec ma poupée mais elle est cassée, tant pis pour eux…

Entre deux rochers, à moitié enveloppée dans ce qui semblait avoir été une robe de princesse, à présent réduite à un amas de tissus aux couleurs douteuses, gisait le corps d’une fillette. Elle n’avait pas dix ans.

L’inspecteur Steenhart passa une paire de gants en latex et sortit un appareil photo.

― “ On ne touche pas au corps avant le rapport préliminaire du toubib, mais je vais prendre un maximum de clichés histoire de ne perdre aucun indice, dit-il machinalement.

Pour les inspecteurs de la brigade criminelle, ce genre de scènes avait tendance à devenir trop fréquentes dans la région ces dernières semaines. Quel que soit le malade à l’origine de ces violences, il fallait le coincer, et vite.

Appelé par sa supérieure, le novice rejoignit le groupe près de la victime. Il eut un haut-le-cœur manifeste en posant à nouveau les yeux sur la petite.

Elle avait les pieds et les mains liées à l’aide d’un ruban qui semblait assorti à sa robe. Seul son visage semblait avoir été épargné, à ce détail près qu’il ne restait que deux cavités vides là où auraient dû se trouver ses yeux. Le reste était dans un piteux état, plusieurs jours dans l’eau avaient entraîné un gonflement des tissus et la faune maritime s’était servie dans les plaies qui recouvraient son corps. Personne ne souleva le bas de la robe. Il ne faisait aucun doute que, comme pour les autres fillettes, on trouverait des traces de sévices sexuels et de lacérations. Sa peau avait cette couleur blafarde qu’offre la mort en ultime récompense et malgré le froid, le vent marin et les embruns, il était impossible de ne pas remarquer l’odeur de chair en décomposition qui se dégageait d’elle. Des mouettes piaffaient d’impatience à la vue de ce festin improvisé qui se refusait à elles.

― “ Fuentes, je te présente les inspecteurs Steenhart et Liebowitz. Inspecteurs, voici l’agent Sergio Fuentes qui nous a rejoints en début de semaine.

― “ Enchanté, inspecteurs ! répondit-il, se forçant à paraître enjoué, avant de jeter un dernier regard à la petite.

― “ Assurons-nous que tout le périmètre est suffisamment sécurisé avant l’arrivée des vautours, je me chargerai ensuite de la déposition du témoin. Erik, je te laisse finir les clichés.

Ma poupée coquine aimait bien les jeux et les surprises…

Un hurlement rompit le calme ambiant. Toutes les têtes se braquèrent sur Fuentes, qui était livide et tremblait de tout son corps en pointant la victime du doigt avant de se signer.

― “ Elle… elle a bougé ! ânonna-t-il, haletant.

Il regarda tour à tour les trois incrédules qui le fixaient dubitativement, sourcils levés.

Observant à nouveau le corps, un faible mouvement fut perceptible et la mâchoire s’entrouvrit légèrement. Quatre paires d’yeux écarquillés et pas un souffle. Lentement, Steenhart leva son appareil et photographia le bas du visage. Entre les lèvres qui s’écartaient toujours davantage, apparut enfin une patte orange, puis une seconde. Un petit crabe s’extrayait de la bouche.

Fuentes ne put retenir la nausée qui le saisit et couvrit des restes de son petit-déjeuner les rochers en contrebas. Liebowitz et Buchanan eurent l’air horrifié et Steenhart partit d’un grand rire profond. Il ramassa le crustacé coupable qu’il mit dans une pochette hermétique puis frappa amicalement l’épaule du novice.

― “ Bienvenue dans la Police, petit ! lui asséna-t-il, sourire aux lèvres.

Quelques minutes plus tard, le légiste arriva sur les lieux. Il procéda à une analyse préliminaire et conclut que la mort devait remonter à deux ou trois jours. Même modus operandi, il s’agissait fort probablement du type qu’ils cherchaient depuis plusieurs semaines. L’équipe médicale emporta le corps pour procéder au plus vite à l’autopsie et transmettre au labo les résidus et fluides éventuels ou tout ce qui permettrait d’épingler ce psychopathe. Le crabe partit avec eux.

Sois sage avec ces messieurs, petite poupée, surtout ne leur dit rien !

La déposition du joggeur prise, ils passèrent méticuleusement au crible l’ensemble de la zone. Pas une seule empreinte. Les deux inspecteurs interrogèrent tout le personnel de l’hôtel, les commerçants voisins et les curieux. Ils passèrent en revue les vidéos des caméras de sécurité du parking et du guichet de banque. Rien. Le type était loin d’être un débutant. C’était la douzième petite que l’on retrouvait, mais combien leur avaient échappé ?

Il y avait sûrement une faille, une erreur dont ils auraient pu se servir pour remonter sa piste ou au moins réduire le champ des possibilités, mais dès qu’ils semblaient tenir quelque chose, l’espoir se transformait vite en frustration. Sitôt que des analyses du labo ou que les résultats des examens sanguins et toxicologiques remontaient, c’était reparti pour plusieurs heures de spéculation qui n’aboutissaient qu’à des pistes sans fondement et à des suspects aux alibis indéfectibles. L’enquête piétinait et la seule conclusion qui s’imposait était la suivante : ce gars était le cauchemar de tous, flics ou civils, et surtout de ceux dont l’entourage comportait une fillette.

Pendant les deux jours qui suivirent, Steenhart et Liebowitz épluchèrent la moindre trace, les pistes les plus infimes et essayèrent en vain de relier entre elles les tragiques et macabres affaires qui se succédaient tandis que la pression montait toujours davantage à la Brigade. Tout le monde était sur les nerfs, le personnel était exténué, harcelé par les médias, les familles des victimes et leurs propres consciences, rageant devant tant d’inefficacité à coincer celui qu’on appelait poétiquement dans les journaux « Le collectionneur de Porcelaines ».

Le Lieutenant en chef de la Brigade Criminelle s’adressa aux deux inspecteurs aux cernes marqués, qui semblaient sur le point de fracasser la tête du premier enquiquineur qui croiserait leur chemin.

― “ Ça fait deux jours que vous n’êtes pas rentrés chez vous, les gars. Prenez votre après-midi. Reposez-vous. Le temps que les dernières données remontent du labo, y’a rien de mieux à faire. Dès qu’il y a du nouveau, vous serez les premiers informés.

Ce n’était pas une suggestion.

A contrecœur, Anton Liebowitz et Erik Steenhart prirent congé et se séparèrent le cœur lourd, sur un dernier salut de la main. Il n’y avait rien à dire, de toute façon.

Liebowitz rentra chez lui et tomba dans un sommeil comateux en attendant le retour de sa femme.

Steenhart s’arrêta sur une aire de livraison, au coin de la 4è et de Franklin, face à un parc où jouaient des groupes d’enfants et leurs parents. La radio vomissait une musique insipide. Il ferma les yeux et soupira.

Au bout de quelques minutes, il sortit de sa poche une paire de gants qu’il enfila méticuleusement. Il avait pris soin d’étaler une bâche dans le coffre.

Et voilà un joli carré de verdure. Cheveux lisses ou bouclés, laquelle sera ma poupée ?

2 commentaires:

  1. Une nouvelle que je ne ferai finalement pas concourir. Préparée pour le thème "fantasmes", et dans un cadre limité à 2500 mots.

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