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mercredi 28 juillet 2010

Ineffable langueur

Atteinte d’une fatigue que rien n’efface, elle restait allongée la majeure partie du jour, attendant que sa vie commence. Inlassablement, elle ouvrait un livre à son réveil, mais le sommeil l’emportait encore. Quelquefois, les besoins de son corps la tiraient du lit vers les cuisines ou les lieux d’aisance et elle constatait avec une indifférence non feinte quel temps il faisait. Les domestiques avaient cessé de venir l’importuner lorsque des visiteurs approchaient, et ils n’introduisaient plus personne dans ses appartements depuis fort longtemps déjà. Elle combattait la langueur dont elle était atteinte avec toute la force dont elle était dotée et, si d’aventure elle finissait le livre qu’elle entamait, elle savait quel ouvrage elle lirait ensuite. Sans attendre, elle mandait une servante pour qu’elle aille chercher l’ouvrage de ses pensées et qu’il l’attende sur sa table de nuit à son réveil.

Il y a quelques années, elle recevait encore du monde et se sociabilisait autant qu’il était correct de le faire. En public, elle était vive et enjouée, les gens la percevaient heureuse et d’agréable compagnie. En son for intérieur, elle était mortifiée et tâchait d’œuvrer pour ne rien laisser paraître de son trouble. La terreur ne lui laissait aucun répit, et certes elle n’avait pas à lutter contre la fatigue en ces circonstances, mais le prix était fort élevé pour le maigre bénéfice qu’elle en retirait. Elle continua à assister aux soirées et aux bals quelques temps. Elle se pensait investie d’une mission divine, réalisant à chaque contact humain sa propre différence avec son prochain, et sa sensibilité exacerbée lui valait peu de choses si ce n’étaient des désagréments ou des questionnements restés sans réponse. Ni l’amour auquel elle se croyait destinée, ni davantage l’éclat de sa place dans la société n’était apparu et les années qui passaient la laissaient amère et triste. Elle s’était éloignée petit à petit de ceux qui avaient suivi les voies de la matrimonie, les voix de sa conscience ne parvenaient pas à se positionner par rapport à ces comportements de sécurisation sociale hautement respectés par la morale collective dans lesquels tombaient la majeure partie de ceux de son âge. Elle rêvait d’une vie classique, mais un cri s’échappait du fond d’elle-même et injuriait sa couardise en lui susurrant qu’elle devait se rappeler qui elle était. Au fond, le problème résidait là, semblait-il.

Elle avait lu tant de livres, rêvé si fort à des mondes imaginaires et des situations hors du réel qu’elle avait développé son propre univers et qu’il lui était impossible de le faire correspondre à la réalité. Elle s’était perdue en chemin, elle avait essaimé sa conscience en trop de lieux, et la société l’avait blessée, meurtrie et déçue, si bien qu’elle eut tôt fait de se replier dans ses appartements lorsque les choses étaient devenues insupportables.

Si elle avait pu regarder son corps frêle étendu sur le lit, regardé de près cette poitrine immobile, observé qu’aucune étincelle ne charriait plus les éclats de ses yeux, qu’aurait-elle pensé ?

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