Concrétisez
vos rêves et redécouvrez-vous !
Au
Royaume, toute l'équipe vous attend. Vous serez
royalement accueilli et écouté ; nous
travaillerons conjointement afin que vous vous désencombriez
de l'inutile.
Vous
en avez assez de vivre d'espoir ? Vous voulez changer ?
Obtenir le meilleur pour votre physique ou vous sentir mieux, tout
simplement ? Nous sommes là pour vous.
Dans
un cadre idyllique, un spa au sein d'un hôtel cinq étoiles
avec plage privée dans un parc naturel de 32 hectares où
vous pourrez profiter des conseils et des soins de notre équipe
de professionnels de la santé et du bien-être s'ouvre à
vous. Diététiciens, esthéticiennes,
stylistes, coiffeurs, masseuses, coachs sportifs,
psychologues, infirmiers, médecins et chirurgiens se
chargeront de vous transformer.
N'attendez
plus et ouvrez grand les portes du Royaume.
Amélie
manipulait la brochure de présentation avec circonspection.
Elle regardait les quatre invitations qu'elle avait étalées
sur son bureau et soupira.
On
lui reprochait souvent de ne jamais oser quoi que ce soit qui sorte
de l'ordinaire et de tout critiquer sans rien tenter. Alors, deux
semaines plus tôt, sur un coup de tête, elle avait
décroché son téléphone et participé
à un concours sur Radio FM. En piégeant trois de ses
amies à l'antenne, elle avait remporté un baladeur mp3
dernier cri qui lui avait été livré ce matin.
Elle aurait presque sauté au cou du facteur, s'il avait été
mignon. Tout sourire, elle s'était ruée dans sa chambre
et avait déballé le petit colis tant attendu.
―
"Trop cool ! s'exclama-t-elle en ôtant le scellé
de la petite boîte transparente.
Elle
fourragea ensuite au fond du recommandé pour en extraire le
courrier qu'il contenait. Une simple lettre de félicitations,
accompagnée d'un dépliant et de quatre places
nominatives pour un séjour de trois semaines au Royaume.
La
jeune fille se demandait ce qu'elle allait bien pouvoir faire de ces
entrées. Passer vingt-et-un jours dans un centre
d'amaigrissement, quel qu'idyllique que fut le cadre, ne
l'intéressait pas particulièrement. Elle ne complexait
pas sur son physique. Assez grande et fine naturellement, elle
n'attachait pas vraiment d'importance à l'apparence, en tout
cas pas au point de renouveler sa garde-robe chaque saison.
Qu'irait-elle faire au Royaume ?
Elle
reprit la petite brochure colorée en main. Il y était
aussi fait mention de bien-être. Reconsidérant
l'opportunité qui s'offrait à elle, elle se dit
qu'après tout, il serait dommage de se refuser trois semaines
entre copines, loin de sa mère, avec en prime des massages
voire même une nouvelle coupe de cheveux.
Sa
tignasse était l'unique chose qui posait un problème à
Amélie. C'était son seul vrai complexe depuis qu'elle
avait laissé derrière elle l'adolescence et ses
boutons. Des cheveux cassants d'un brun terne, sauvages et
indomptables. Un coiffeur expérimenté pourrait
peut-être réajuster tout ça.
De
toute façon, ces fichus billets étaient nominatifs :
Amélie Huysmans, Sybille Leleu, Chloé Martin et
Marie-Sophie Vandenberg. Elle s'était servie de ses amies pour
gagner son baladeur et ne pouvait décemment pas les priver de
ces trois semaines de rêve pour quelques états d'âme.
Amélie
attrapa son portable et envoya un message identique à chacune.
Le soir même, l'affaire était conclue. Elles s'étaient
concertées et avaient choisi les dates. En contactant le spa,
on leur apprit qu'un chauffeur viendrait les chercher à la
gare et que même le billet de train leur serait offert, en
première classe, évidemment.
Après
un temps qui sembla s'écouler si lentement que tout leur parut
fade et ennuyeux, le jour du départ finit par arriver.
La
gare de Lyon était bondée. A l'affichage, ils venaient
d'indiquer le quai de départ de leur TGV. Amélie
retrouva Chloé dans un petit relais librairie où
celle-ci se tortillait les boucles rousses autour des doigts tout en
choisissant un magazine. Marie-Sophie les avait rejointes alors
qu'elles compostaient leurs billets. Sybille, par contre, restait
introuvable. Elles avaient tenté de la joindre, sans succès,
lui avaient envoyé au moins quatre textos indiquant les
coordonnées du quai et l'heure de départ mais restaient
sans nouvelles.
Sybille
Leleu était, il fallait bien l'avouer, une professionnelle des
plans foireux. C'était probablement là encore à
cause de sa poisse légendaire qu'elle risquait de leur faire
faux bond aujourd'hui.
Les
trois amies finirent par se diriger vers leur voiture, guettant
désespérément l'arrivée de la petite
brunette. Elles montèrent dans le train et prirent place, le
cœur lourd. Marie-Sophie redescendit sur le quai pour fumer une
dernière cigarette avant le départ. Alors que
retentissait le signal sonore, elle aperçut à l'autre
bout du quai la silhouette courtaude de Sybille qui, essoufflée
et croulant sous le poids de ses bagages, tentait de grimper en
catastrophe dans la première voiture.
―
"Les filles, j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle, dit
Marie-Sophie en regagnant son siège.
Deux
têtes intriguées se tournèrent vers elle.
―
"Disons que Sybille est finalement montée à bord,
mais qu'elle est à l'autre bout du train. Si on ne va pas la
chercher au prochain arrêt, je pense qu'elle serait capable de
descendre à la mauvaise gare.
Elles
se regardèrent en souriant et finirent par éclater de
rire.
Oui,
c'était Sybille tout craché. Entre temps, elle allait
certainement dévaliser le bar et grignoter tout ce qu'elle
avait emporté de consommable dans sa valise, inquiète
de se retrouver seule dans le train en direction de l'inconnu.
Amélie
guetta sur l'écran de son téléphone un moment
propice où le signal permettait de téléphoner et
appela la retardataire.
―
"Allô ? s'enquit Sybille d'une voix inquiète,
tentant manifestement de regagner son souffle.
―
"Oui, bibiche. C'est pour te dire que tu as pris le bon train,
ne t'inquiète pas. On sort te chercher au prochain arrêt,
d'accord ?
Soupir
de soulagement.
―
"Ça marche, je vous attends. Heu, par contre, je ne
retrouve pas mon billet...
―
"Pas de problème, lui répliqua-t-elle, sourire aux
lèvres. Si un contrôleur passe, tu lui expliqueras qu'on
est un groupe de quatre et que tu es montée en retard dans la
mauvaise voiture. Tu pourras lui dire qu'on est dans la voiture 3.
Lorsque
le train ralentit, Marie-Sophie sortit chercher Sybille et la
rapatria dans le bon wagon.
Le
trajet durait plusieurs heures. Direction : plein sud.
Lentement, le paysage se transforma au gré des kilomètres.
Vaincue
par une surabondance d'inepties qu'elle avait passé quarante
minutes à lire dans son magazine féminin, Chloé
somnola jusqu'à l'arrivée. Sybille, de son côté,
consomma trois barres chocolatées, deux paquets de chips, cinq
sodas et un jus de fruit. Elle partagea son ultime brownie avec
Amélie et Marie-Sophie. Cette dernière prit le temps
d'en savourer le goût avant de laisser le contenu de son
estomac dans les toilettes. Pendant ce temps, Amélie pesta
contre les enfants qui se tenaient mal et lui gâchaient le
voyage puis fit remarquer que les contrôleurs faisaient de
moins en moins leur travail. Pour une fois qu'elle voyageait en
première classe, ils ne s'étaient même pas donnés
la peine de passer ! Elle évoqua aussi la tarification
abusive des consommations dans les trains, quoiqu'elle eut
personnellement emporté son déjeuner.
Les
quelques heures de voyage se déroulèrent sans autre
incident notable et elles arrivèrent à destination sans
encombre. Une fois sorties du train, elles se mirent en quête
de la personne envoyée par le Royaume à leur rencontre.
Un homme de grande stature, moustachu, portant un élégant
costume, tenait à la main une ardoise qui portait comme seule
inscription le nom de l'établissement. Toutes quatre se
dirigèrent dans sa direction. A distance raisonnable, l'homme
s'inclina devant elles et les invita à sa suite d'un ton
noble. Déjà étonnées de tant
d'affabilité, elles restèrent béates lorsqu'il
désigna la limousine et leur ouvrit la portière
arrière.
A
partir de là, le trajet leur parut presque trop court. La
longue voiture slaloma à travers la campagne pendant plusieurs
minutes. En vue du domaine, elle bifurqua à droite et
s'immobilisa quelques instants devant une haute grille électrique
qui s'ouvrit lentement sur une allée interminable bordée
de pins majestueux. Sur toute la longueur de la propriété
s’étendait un mur, par delà les arbres, qui cachait
entièrement la vue sur une moitié du terrain. Le
Royaume semblait scindé en deux. De part et d'autre de
l'allée, sur les premières dizaines de mètres,
une petite forêt apportait quiétude et fraîcheur à
cette belle fin d'après-midi d'été. Elle laissa
petit à petit sa place à une grande étendue de
pelouse verdoyante au milieu de laquelle on pouvait voir des
fontaines à jets d'eau ainsi que des parterres de fleurs aux
couleurs éblouissantes. Marie-Sophie remarqua même un
labyrinthe végétal, au plus grand étonnement de
ses amies. Puis tout à coup l'hôtel apparut, grandiose
et spectaculaire. Son architecture n'était pas sans rappeler
celle des châteaux. La palissade de séparation portait
jusqu'au bâtiment, au grand regret de Chloé qui aurait
voulu pouvoir admirer l'édifice dans son entièreté.
La plage s'étendait en contrebas et de là où
elles se trouvaient, les filles pouvaient apercevoir les vagues
titiller le sable blanc et les galets. Le chauffeur les déposa
devant l'entrée principale.
Laissées
seules à présent, les quatre demoiselles restèrent
interdites.
Amélie
finit par rompre le silence.
―
"Les filles, bienvenue au château de Mickey, le rose en
moins, dit-elle, sarcastique. Vous ne trouvez pas que c'est vraiment
bizarre que le domaine soit séparé en deux par un mur
aussi inesthétique ? A moins qu'on n'ait changé de
siècle et de pays, et du coup, on serait à Berlin Est
ou Berlin Ouest ?
―
"Mais non, répliqua Chloé d'un ton traînant.
Ils en ont parlé à la télévision. Tu as
une partie privative pour certains résidents privilégiés.
Cesse de tout voir en noir. En tout cas, je suis vraiment contente
qu'on soit toutes là.
Une
petite hôtesse brune en uniforme sortit du bâtiment et
vint à leur rencontre. Amélie lui tendit les quatre
invitations et elles furent immédiatement escortées
jusqu'à la réception.
La
hauteur de plafond était impressionnante, de même que la
décoration intérieure. L'ensemble transpirait le luxe.
―
"On va vous indiquer vos chambres afin que vous puissiez y
déposer vos affaires et vous mettre à l'aise, leur dit
l'hôtesse en réajustant ses lunettes. Ensuite, je vous
expliquerai le programme des prochains jours dans le petit salon que
voici.
Elle
désigna une salle de taille moyenne, située à
droite de l'entrée, dans laquelle une table avait été
dressée, une pile de documents déposée à
chaque place.
―
"Mon nom est Winifred. N'hésitez pas à me
solliciter tout au long de votre séjour, si vous avez des
questions.
Elle
confia les jeunes filles à des employées de maison. Cet
endroit était tout bonnement incroyable. On les installa au
sixième étage, dans quatre chambres avec vue sur la
mer, spacieuses et bien orientées. Une fois leurs effets
personnels déposés et une toilette rapide, elles
descendirent rejoindre Winifred.
Une
tisane aux plantes relaxante et de petits gâteaux allégés
leur étaient proposés au centre de la table. L'hôtesse
leur présenta les activités qu'elles pourraient
pratiquer dès ce soir : soins corporels, massages, nail
art, sauna, hammam et piscine. Elles devraient rencontrer un
certain Docteur Bertham dès le lendemain pour un suivi complet
et personnalisé de leurs besoins.
Fourbues
après ces longues heures de voyage, elles décrétèrent
d'un commun accord de s'octroyer une séance de soin du visage
suivie d'une manucure pour commencer ce séjour de rêve
comme il se doit.
Elles
ne croisèrent que quelques pensionnaires au cours du repas qui
suivit. Des personnes, seules ou en petit groupe, qui semblaient tout
comme elles apprécier cet épanchement de volupté
à sa juste valeur.
Amélie,
perplexe tout de même d'avoir reçu ces invitations,
demanda le soir même à Winifred la raison d'un cadeau si
généreux.
―
"Voyez-vous, Mademoiselle, notre établissement, comme
vous l'avez très certainement remarqué, est
particulièrement sélectif. Cependant, à la basse
saison, même si le soleil est présent de par notre
localisation géographique avantageuse, nous aimons à
nous offrir la possibilité de faire découvrir ces lieux
à un plus large public. Des gens qui, peut-être,
connaissent notre Royaume via nos campagnes médiatiques mais
qui ne viendraient pas par eux-mêmes.
L'hôtesse
marqua une courte pose dans son discours.
―
"C'est d'ailleurs pour cette raison que nous scindons la
résidence entre nos invités et les personnes dont le
séjour est un engagement personnel.
―
"Je vois, répondit la jeune fille. Merci de nous avoir
choisies, mes amies sont particulièrement ravies de ce séjour.
Elles
tournèrent la tête vers la table où babillaient
Sybille, Chloé et Marie-Sophie, visiblement heureuses. Un
sourire se dessina sur le visage de Winifred.
―
"Nous sommes enchantés de vous avoir toutes les quatre
parmi nous également, Mademoiselle Huysmans. Je vous souhaite
une bonne fin de soirée.
Amélie
rejoignit ses amies à table. Les mets qui leur étaient
proposés étaient un ravissement pour le palais.
―
"Vous voyez le docteur Bertham à quelle heure, demain ?
demanda Sybille.
―
"Je crois qu'on a toutes rendez-vous dans la matinée,
renchérit Chloé.
―
"Ça nous permettra d'établir nos projets pour le
reste de la journée demain midi, fanfaronna Marie-Sophie à
qui la magie des lieux semblait avoir fait oublier de régurgiter
son repas.
―
"S'il fait aussi beau qu'aujourd'hui, on pourra même aller
faire un tour sur la plage pour se donner quelques couleurs !
Chloé
semblait réellement enthousiaste à l'idée de
toutes les activités que le Royaume leur proposait et Amélie
s'en réjouit intérieurement. Généralement,
elle restait toujours en retrait, cachée derrière ses
boucles rousses. Honteuse de sa surcharge pondérale excessive
et de ses bourrelets, Chloé avait souvent refusé de
participer à des sorties ou des soirées improvisées,
surtout en présence d'inconnus. Ce soir pourtant, elle
paraissait totalement épanouie.
Elles
montèrent dans leurs chambres de bonne heure. Il était
absolument hors de question d'avoir des cernes le lendemain.
Pour
le petit-déjeuner, un buffet s'étalait sur trois tables
dans la salle à manger. Lorsqu’Amélie descendit, elle
repéra à leurs rires Chloé et Sybille attablées
près des fenêtres.
―
"Alors, on médit sur quoi, les filles ? les
apostropha-t-elle.
Ses
deux amies se tournèrent vers elle et la gratifièrent
d'un large sourire.
―
"Marie-Sophie vient de partir voir le docteur, dit Sybille. Moi,
j'en sors. Elle est assez spéciale mais clairement très
compétente.
―
"Oui, moi je l'ai vue tôt ce matin et elle m'a présenté
une infirmière qui encadrera mon programme durant ces trois
semaines. On rigolait parce qu'elle est asiatique et toute ridée.
Comme ces chiens chinois trop bizarres, les shar-peis.
―
"Donc on a décidé de l'appeler « Pei »,
renchérit Sybille en gloussant.
―
"Mon rendez-vous est dans une demi-heure, je crois.
Amélie
consulta l'horloge qui surplombait le buffet.
―
"Ça me laisse le temps de profiter d'un bon
petit-déjeuner avec vous !
Laissant
ses amies à leur repas, elle se rendit au bureau du docteur
Bertham. Croisant Marie-Sophie en chemin, celle-ci lui avoua elle
aussi sa haute opinion du bon docteur.
Ses
amies passaient un agréable moment. Au moins, elle n'avait pas
accepté ces vacances improvisées pour rien, se
dit-elle, avant de frapper trois coups rapides à la porte.
―
"Entrez.
Le
docteur Bertham était une femme menue au physique sec dont la
féminité était exacerbée par sa coiffure
courte et dynamique. Le gris de ses cheveux trouvait un rappel
discret dans sa tenue et un maquillage simple et naturel lui
conférait une apparence avenante.
―
"Bonjour, dit Amélie en observant du coin de l’œil les
rayonnages de livres qui couvraient le fond de la pièce. Vous
êtes psychiatre, à ce que je vois, lui balança-t-elle
sans ambages.
―
"En effet. Bonjour Mademoiselle Huysmans. Je suis celle qui vous
permettra de réaliser ici les objectifs que vous vous êtes
fixés en entreprenant cette retraite. Conjointement à
vous, cela s'entend.
Le
visage d'Amélie se voila et afficha une moue dubitative.
―
"Hmm. Au risque de vous décevoir, je n'ai pas grand chose
à faire ici. Je suis venue passer du temps avec mes amies et
me faire faire une coupe de cheveux qui me convienne.
Le
docteur griffonna quelques lignes.
―
"Vos cheveux, dites-vous ?
―
"Oui. Ils sont absolument horribles. J'ai toujours rêvé
d'avoir de longs cheveux châtains, soyeux, ondulés,
plein de reflets mordorés mais avec ce que j'ai sur la tête,
c'est impossible. La couleur est à peu près correcte
mais les colorations ne tiennent pas et pas question d'utiliser un
fer à friser, ça ne donne rien...
―
"Je vois, susurra-t-elle en inscrivant encore quelques mots. Et
mis à part votre chevelure, y a-t-il quelque chose que vous
souhaiteriez aborder avec moi ?
La
psychiatre regarda Amélie droit dans les yeux.
―
"Heu... non. Pas que je sache. Je suis contente pour mes amies,
leur régime, et j'espère qu'elles en profiteront au
mieux.
Elle
lui posa encore quelques questions sur sa vision d'elle-même,
sa vie et sur ce qu'elle pensait du Royaume. Amélie n'osa pas
avouer pleinement qu'elle aurait largement préféré
rester à la maison, si ça ne tenait qu'à elle.
L'entretien
se termina assez rapidement. Elle recevrait son programme des dix
premiers jours dans sa chambre d'ici ce soir.
Les
filles se retrouvèrent à midi comme prévu. Elles
entamèrent leur première vraie journée de
détente et prirent le temps de choisir de quels soins elles
bénéficieraient cet après-midi, en commençant
par un parcours aquatique. A la réception, Winifred les
inscrivit aux activités qu'elles souhaitaient et leur donna le
règlement intérieur concernant l'accès au spa.
Hammam, sauna, jets d'eau tonifiants et autres réjouissances
marines se déroulaient dans une aile à part.
Une
fois sur place, elles ôtèrent leurs affaires et
revêtirent par dessus leurs maillots les peignoirs et
enfilèrent les sandales que leur offrait l'établissement.
Les vestiaires semblaient neufs et la propreté des lieux était
irréprochable. Là encore, elles croisèrent
d'autres résidents en tenues similaires aux leurs, qui
allaient et venaient à leur rythme. Cet espace paraissait
disproportionnellement grand pour le nombre de personnes qui s'y
trouvait, pensa Amélie, basse saison ou non.
―
"Dites, les filles, vous ne trouvez pas que c'est vraiment
élitiste, comme endroit ? leur dit-elle à voix
basse.
Elles
passèrent devant une salle à la porte vitrée
dans laquelle se donnait un cours d'aquagym. On entendait une musique
rythmée et les éclats de voix du professeur qui
motivait ses troupes.
―
"Franchement, continua Amélie alors qu'elles croisaient
un petit groupe de pensionnaires qui marchaient dans la direction
opposée, tous ces gens qui portent le même peignoir à
capuche, ça fait limite secte, non ?
Un
large miroir bordait le couloir dans lequel elles s'engagèrent.
Sybille réajusta son peignoir devant la glace et prit la pose.
―
"Parce que nous le valons bien, très chère,
récita-t-elle d'un air théâtral en laissant
traîner cette dernière syllabe, provoquant un fou rire
général.
―
"Bon, et bien moi je commence par un tour aux toilettes, glissa
Chloé, alors qu'elles arrivaient en vue du bassin.
L'après-midi
se déroula dans la plus parfaite harmonie. Les soins et
massages auxquels elles s'étaient inscrites étaient
pratiqués par des professionnels et la détente qu'ils
engendrèrent laissa les quatre demoiselles dans un état
de profonde béatitude. Même Amélie finissait par
se prendre au jeu.
Vers
la fin de la journée, peu avant l'heure du dîner, elles
montèrent dans leurs chambres pour se changer. Comme l'avait
annoncé le docteur Bertham, chacune avait reçu un petit
pli contenant des instructions pour les dix jours à venir.
Sybille
soupira en réalisant que d'ici-là, elles auraient déjà
accompli la moitié de leur séjour, et elle espérait
en son for intérieur que pour surmonter cette nouvelle
pénible, il y aurait un quelconque dessert au chocolat au
repas de ce soir. Le programme ne commençant que demain, ce ne
serait là qu'un écart minime, involontaire et
totalement justifié. Le grignotage compensatoire était
son pire ennemi et à partir de demain, elle mènerait
une campagne sévère contre lui.
Chloé
parcourut les quelques pages la concernant et réalisa
pleinement que si elle s'engageait suffisamment durant ces trois
semaines, elle aurait au terme du séjour accompli un pas de
géant vers un futur plus clément et serein. Un futur où
elle était mince. Mais s'il lui fallait perdre un quart de sa
masse corporelle pour atteindre l'état auquel elle aspirait,
ce n'était pas une raison pour se priver de manger à
tous les repas. Pourtant, chaque plat, chaque bouchée lui
rappelait le chemin à parcourir et, dans son esprit, toute
nourriture lui faisait du tort. Bien entendu, sa propension à
apprécier les mets sucrés n'aidait pas la malheureuse
dans son combat. Il lui suffisait de renifler un gâteau pour
prendre deux kilos. Malgré son infortune, elle continuait
envers et contre tout à caresser l'espoir de retrouver sa
taille de guêpe et de changer sa garde-robe pour des tenues
plus aguicheuses. Comment pourrait-elle prétendre à
l'amour emprisonnée dans un corps aussi grassement inélégant.
Marie-Sophie,
quant à elle, était plus ennuyée. Elle avait, il
y a plusieurs années de cela, adopté une technique
imparable pour rester mince : quelques cachets de vitamines, une
prise de médicaments savamment sélectionnés et
une surveillance constante de ses absorptions nutritives, se
terminant le plus souvent au fond d'une cuvette. Le système
l'avait rendue mince, un peu trop au regard de certains anciens
petits-amis, mais ceux-ci avaient des goûts vestimentaires
passablement mauvais et Marie-Sophie se permettait de douter de leurs
compétences de juges en la matière. Il s'agissait de
son corps, après tout. Seulement depuis quelques semaines, des
rondeurs disgracieuses avaient élu domicile de façon
permanente, semblait-il, dans ses hanches et l'arrière de ses
cuisses or elle refusait catégoriquement de racheter des
pantalons ou des jupes taille 38. Elle qui n'avait jamais fait de
sport de manière intensive se demandait si elle y trouverait
la solution, tout en pensant qu'il était tout de même
dommage d'en arriver à de telles extrémités. Le
Royaume lui apporterait certainement une solution plus évidente.
Un rien de chirurgie, peut-être ?
Pendant
ce temps, alors qu'Amélie ouvrait son enveloppe, elle fut
presque choquée d'y lire que pour les premiers jours, aucun
programme ne lui serait imposé. Elle devait se détendre,
oublier les problèmes de l'extérieur et se consacrer à
son bien-être. Il était fait mention d'un rendez-vous
avec un médecin pour la seconde partie de son séjour,
suivant son avancée personnelle. La lettre spécifiait
enfin que les programmes étaient confidentiels et imposait la
plus grande discrétion concernant leur contenu. Si les
pensionnaires désiraient parler dudit contenu, il fallait
prendre rendez-vous avec la psychiatre avant tout.
Le
repas qui réunit les quatre amies se déroula donc sans
qu'aucune d'elles ne présente ses activités futures.
Lorsqu’Amélie tenta d'aborder le sujet, elle fut arrêtée
dans son élan par la véhémence de la réponse
de Chloé. Elle sortit de table l'esprit troublé, ne
sachant que penser de la politique de l'établissement qui
gâchait son séjour tranquille.
Pour
se changer les idées et retrouver son calme, elle marcha dans
le grand bâtiment sans but précis. Ayant rapidement
perdu de vue l'itinéraire qu'elle avait emprunté, elle
se laissa porter par les enfilades de couloirs interminables. Elle
parcourut les étages et un sentiment de malaise s'empara
d'elle à mesure qu'elle avançait. Elle n'avait croisé
absolument personne dans la résidence depuis qu'elle avait
quitté la salle à manger. Alors qu'elle tentait de
chasser ces idées fantasques de sa tête, un cri étouffé
troubla le silence. Amélie se figea. Silence total. Résolue
à retourner dans la salle à manger, elle tenta de
trouver son chemin et redescendit prestement au rez-de-chaussée.
Lorsqu'un hurlement profond retentit, elle se mit à courir,
apeurée.
Elle
aboutit finalement à la réception où Winifred,
fidèle au poste, lisait tranquillement. Elle leva la tête
à son approche.
―
"Mademoiselle Huysmans ? demanda l'hôtesse en levant
un sourcil interrogatif.
―
"Je... , balbutia-t-elle troublée.
Amélie
s'interrompit avant de parler de l'incident. Fatiguée comme
elle l'était elle se savait encline à la plus profonde
des confusions. Il suffirait d'aller dormir, les choses se
calmeraient certainement le lendemain. Elle détourna l'objet
de son angoisse et demanda à Winifred si l'établissement
possédait une bibliothèque car elle avait oublié
d'emporter de la lecture. On lui indiqua une salle en face du petit
salon.
Le
deuxième jour passa avec une rapidité surprenante.
Seule Amélie se retrouvait relativement désœuvrée.
Elle n'eut pas le plaisir de croiser ses amies avant le repas du
soir, et Sybille lui apprit d'emblée que Chloé, épuisée
par son premier jour de traitement, était déjà
montée se coucher et qu'elles dîneraient toutes les
trois.
Le
lendemain matin, une note parvint à chacune. Un petit carton
indiquant l'heure d'un rendez-vous avec le docteur Bertham au cours
de la journée, comportant quelques indications
supplémentaires. Il faudrait se présenter en tenue,
sous-vêtements ou maillot de bain, couvertes du sacro-saint
peignoir et des sandales assorties.
Cette
nouvelle n'empêcha pas cependant les jeunes filles de déjeuner
ensemble. Chloé avait le teint frais et la mine ravie, de même
que Sybille et Marie-Sophie. Amélie se sentait presque exclue
de son cercle d'amies. Leurs relations n'avaient pas changé
mais un écart semblait se creuser entre elles à mesure
que le séjour avançait. Aurait-elle dû mentir à
la psychiatre et avouer un problème de poids quelconque ?
Vers
trois heures, elle retrouva Marie-Sophie et elles profitèrent
ensemble d'une séance de massage gommant. Cette dernière
était déjà passée dans le bureau du
docteur et, ravie, lui montra un petit tatouage discret qu'on lui
avait apposé sur les hanches. Une lettre A capitale finement
ouvragée avait été tracée au henné.
Alors qu'elles se rhabillaient, Amélie aperçut dans les
vestiaires un groupement de personnes encapuchonnées.
Prédisposée à laisser son imagination
vagabonder, elle se posa des questions les concernant mais évita
d'en faire part à son amie qui semblait ignorer leur présence,
trop occupée à admirer les marquages qui trônaient
sur ses rondeurs nouvelles.
Arriva
enfin l'heure de son rendez-vous. Sur la défensive, Amélie
ne voyait pas d'un bon œil les mystères qui s'étoffaient
quant aux traitements de ses copines. Elle ne parla cette fois encore
que de ses complexes de chevelure et un infirmier d'une laideur assez
prononcée – qu'elle surnomma affectueusement Don Juan
– lui appliqua à son tour une lettre majuscule, à la
base de la nuque. La psychiatre sembla satisfaite de la docilité
apparente de la jeune fille et lui enjoignit de poursuivre en ce sens
durant les prochains jours.
Le
séjour paraissait long à Amélie. Voir ses amies
était devenu de plus en plus difficile. Elle pouvait, au
mieux, croiser l'une ou l'autre à un horaire bien précis
pour un soin, mais guère davantage. Le dîner était
l'un des seuls moments où elles se retrouvaient.
Ce
soir-là, Amélie proposa à ses amies d'aller
faire une promenade digestive sur la plage pour profiter du coucher
de soleil sur l'eau et de la beauté du cadre naturel qui les
entouraient. Le soir tombait silencieusement. Alors qu'elle était
passée chercher sa veste dans sa chambre, Amélie
remarqua que Sybille, Chloé et Marie-Sophie portaient, même
dans ces circonstances, le fameux peignoir aux armoiries du Royaume.
Elles laissèrent voguer leurs esprits en admirant le paysage.
Comme la soirée avançait, toutes trois remercièrent
sincèrement leur amie de leur avoir ouvert les portes de cet
univers de rêve. Amélie les embrassa en rappelant que
grâce à elles, elle pouvait maintenant balader
soixante-quatre gigas de musique où elle le désirait et
que ce séjour n'était qu'une juste rétribution
envers elles.
La
nuit était tombée à présent. Comme le
vent se levait doucement, Chloé suggéra qu'elles
écourtent leur marche pour éviter d'attraper froid.
Amélie fit encore quelques pas, se dirigeant malgré
elle vers des rochers surélevés d'où il lui
serait probablement possible d'entrevoir la plage privée de
l'autre côté du mur. Elle laissa les trois autres à
leur promenade et, bravant le danger, tenta de grimper le plus haut
possible. Une partie de l'étendue de galets était
visible à présent. Elle laissa à ses yeux le
temps de s'habituer à l'obscurité et resta quelques
instants à observer l'endroit. Il lui apparut soudain, à
la lisière du bâtiment, une silhouette en peignoir,
encapuchonnée. Claudiquant de façon étrange, le
pensionnaire s'éloigna en clopinant et disparut de son champ
de vision. Quelque chose dans cette image mettait Amélie mal à
l'aise, mais elle n'aurait su dire de quoi il s'agissait. Elle se
hâta de rejoindre les trois converties et rentra avec elles à
la résidence.
Plusieurs
jours s'écoulèrent durant lesquels mauvaises nouvelles
et événements troublants s'accumulèrent pour
Amélie. Tout commença par le départ de Chloé.
Son programme nécessitait à présent son
transfert vers un autre service. Il leur serait donc impossible de se
voir pendant plusieurs jours. Résolue à ne pas entrer
en conflit avec son amie, Amélie ravala ses regrets et se
persuada que l'établissement agissait au mieux pour ses
invités.
Le
lendemain, elle avait réussi à trouver un créneau
dans l'emploi du temps de ministre de Sybille et Marie-Sophie qui
leur permettait de profiter à trois d'un parcours aquatique.
Autant dire qu'Amélie connaissait les lieux par cœur, et si
les jets d'eau tonifiants allégeaient les tensions
musculaires, ils étaient totalement inefficaces contre les
inquiétudes d'ordre moral. Amélie fit part de son
désarroi quant à la séparation du groupe à
ses deux amies, qui se regardèrent l'air désolé.
―
"Il faut que chacune se concentre sur son programme et tu
verras, on sera bientôt réunies de nouveau, affirma
Sybille d'une voix douce quoique pleine d'entrain.
Amélie
semblait peu convaincue. Elle traînassa dans les vestiaires,
laissée à nouveau seule par les obligations de ses
amies. A contrecœur, elle s'épongea le corps et passa son
peignoir. La tête remplie d'idées moroses, elle sortit
du spa en traînant les pieds. Dans le couloir, elle fut tout à
coup bousculée par un homme en blouse blanche qui la dépassa
en courant. Elle se plaqua contre le mur. C'était impossible,
bien entendu, mais elle aurait juré que les mains de
l'individu étaient couvertes de sang.
Le
paroxysme de son désespoir fut atteint le dixième jour.
Sybille et Marie-Sophie allaient à leur tour être
transférées dans l'aile des privilégiés.
Quant à elle, à part une nouvelle convocation chez
cette chère psychiatre, aucun programme ne semblait convenu.
Elle déchira la petite carte rageusement.
Se
retrouvant seule à présent, Amélie restait
désœuvrée. Elle mangeait dans la plus grande solitude,
attendait que la journée passe en tentant de s'occuper le
corps et l'esprit autant que possible et ne trouvait pour unique
compagnie que Winifred, avec qui elle avait entrepris de parler
littérature pendant deux heures chaque jour, jusqu'à ce
que celle-ci ne soit appelée par les devoirs qui lui
incombaient.
Une
après-midi, Amélie croisa une femme, peut-être
l'une des pensionnaires présente au début de son
séjour, dont le visage était à moitié
caché par des bandages sanguinolents. La présence de
blessures était manifeste et apercevant la jeune fille, elle
se hâta de rabattre la capuche de son peignoir pour cacher son
infortune. Chamboulée, Amélie l'était certes,
mais ce sentiment s'accompagnait d'une volonté forte de revoir
ses amies. Craignant à présent pour elles, elle fila
vers la réception et raconta toute l'histoire à
Winifred.
―
"C'est terrible en effet, Mademoiselle. Je ne sais que vous
répondre. J'ignore moi-même ce qui se passe du côté
des résidents permanents, je ne suis pas autorisée à
y accéder. Les fonctions que j'occupe concernent le centre de
thalassothérapie, et englobent les soins et tout le bien-être
dont peuvent bénéficier nos pensionnaires, rétorqua
l'hôtesse, en proie à une grande compassion à
l'égard de la jeune fille.
―
"Mais je vous assure que cette femme avait le visage en sang !
Il y a sûrement un problème, l'interrompit Amélie
d'une voix qui ne masquait pas son angoisse croissante.
―
"Pour toutes les questions relatives à la santé,
je ne saurais que trop vous enjoindre à en discuter avec le
docteur Bertham. C'est elle qui se charge de toute la partie médicale
du Royaume, elle encadre l'ensemble de l'équipe d'infirmiers,
médecins et chirurgiens.
Amélie
se rappela alors du carton de rendez-vous qu'elle avait détruit
et remonta rapidement dans sa chambre à la recherche des
reliques déchirées non sans avoir balbutié
quelques remerciements à Winifred.
Le
papier, dont elle avait finalement rendu les informations à
nouveau lisibles, fixait son entrevue avec la psychiatre pour le
lendemain, en début d'après-midi. Amélie tenta
par tous les moyens d'avancer son entretien, mais le docteur étant
absent, ses revendications restèrent sans suite. Elle erra
dans le centre, chaque heure pesant plus lourd que la précédente,
chaque minute plus pénible encore et enfin arriva le moment de
son rendez-vous. La jeune fille n'avait rien pu avaler de toute la
journée et cette absence de nutriments dans son organisme
jouerait, elle en était sûre, en sa défaveur.
Pourtant, elle était incapable d'ingurgiter quoi que ce soit.
―
"Qu'est-il arrivé à mes amies ? J'exige de
les voir ! vomit-elle d'une voix impérieuse à la
doctoresse coupable.
Le
docteur Bertham secoua la tête, indiquant par là qu'elle
se navrait du comportement d'Amélie, avant de prendre la
parole.
―
"Mademoiselle Huysmans, vous ne coopérez malheureusement
pas assez pour qu'une telle chose arrive dans l'immédiat.
Votre degré d'implication n'est pas suffisant et nous ne
pouvons décemment vous laisser les rejoindre dans votre état,
lui expliqua-t-elle comme si elle parlait à une enfant.
Comprenez-moi. Vous mettriez en péril tout ce qu'elles ont
accompli ainsi que votre propre parcours.
Elle
lui répéta le même discours en plusieurs phrases
savamment tournées et Amélie conçut à son
égard une antipathie jusqu'alors inégalée.
Voyant qu'elle ne parviendrait à rien avec la jeune fille
aujourd'hui, le docteur fixa avec elle un rendez-vous pour le
lendemain, « lorsqu'elle aurait une vision plus calme et
plus sereine de la situation ».
―
"Mais c'est du délire ! lança Amélie
en claquant la porte derrière elle.
Elle
avait tout de même accepté de revoir la psychiatre le
lendemain matin, les mots de Winifred résonnant au fond de sa
tête. Elle avait tout pouvoir au Royaume sur l'équipe
médicale et, Amélie le pressentait, elle était
celle qui délivrait les autorisations de transfert aux
résidents.
En
sortant du cabinet, la jeune fille monta directement dans sa chambre
et exhuma son portable de son sac à main. La batterie était
presque à plat. Il fallait qu'elle appelle sa mère,
qu'elle lui explique la situation pour qu'on les sorte de là.
Il était clair que ce séjour cachait de faux semblants.
Elle parcourut toute la résidence et finit par se rendre à
l'évidence. Il n'y avait pas de réseau et son téléphone
ne lui serait d'aucun secours.
Une
fois encore, elle chercha de l'aide auprès de Winifred. La
réceptionniste, peinée de la voir à nouveau dans
un état de grand désarroi, l'autorisa d'emblée à
utiliser le téléphone fixe de la résidence.
Amélie
composa le zéro, puis pianota nerveusement le numéro de
son domicile. Au bout de quinze sonneries, il était clair que
personne ne répondrait. Sa mère devait être
sortie. Elle réessaya deux ou trois fois mais toutes ses
tentatives, si acharnées soient elles, se soldèrent par
un échec. Elle composa ensuite le numéro de portable de
sa mère avec un résultat similaire et finit par laisser
un message lui demandant de rappeler le Royaume, dans lequel elle
laissa le numéro du standard.
Winifred
lui parla brièvement du dernier roman qu'elle venait de
terminer mais cette conversation, quoique fort plaisante, n'apaisa
pas pleinement le cœur d'Amélie qui resta fort troublée
et se montra peu encline à la patience la plus élémentaire.
Elle attendait son entrevue avec le docteur et décida qu'il
faudrait qu'elle se montre moins catégorique dans ses propos
si elle voulait se faire entendre.
―
"Je veux voir mes amies immédiatement !
vociféra-t-elle, en se morigénant intérieurement
de son éclat de voix. Je voudrais... J'avais prévu de
passer ces trois semaines avec elles et qu'on s'occupe de mes cheveux
et je n'ai rien à faire ici si rien de tout cela ne se passe.
Je veux m'en aller.
Sa
voix se brisa en prononçant cette dernière phrase et
toute la peine et les regrets accumulés lui montèrent
aux yeux, entraînant des sanglots immodérés.
―
"Voyons, voyons, Mademoiselle, la rassura le docteur, il n'est
aucunement nécessaire de vous mettre dans des états
pareils.
Elle
lui tendit une boîte de mouchoirs jetables et, se levant de son
bureau, vint s'asseoir aux côtés de la jeune fille. Les
pleurs d'Amélie semblaient intarissables. Le docteur Bertham
posa doucement une main sur l'épaule agitée de
tressautements et poursuivit son discours.
―
"Je suis réellement heureuse que vous m'ayez fait part de
vos doléances de la sorte. Comme vous restiez pleine d'une
animosité sans borne et d'une volonté très
négative à l'égard de notre programme lors de
nos derniers entretiens, je ne pouvais pas accélérer
votre progression mais voici que vous m'ouvrez à présent
les portes en acceptant de me montrer vos faiblesses. Voici ce que je
vous propose : l'infirmier-chef va faire un bilan complet
concernant vos cheveux dès aujourd'hui et demain il vous
emmènera pour une intervention très superficielle qui
donnera à votre chevelure l'aspect que vous m'aviez décrit.
Amélie,
dont les larmes séchaient en laissant de gros sillons sur les
joues, remarqua la présence de Don Juan dans la pièce.
Elle ignorait quand il était rentré et préférait
ne pas y penser.
―
"Vous allez être magnifique, dit-il avec un accent
chantant. Vos cheveux seront tels que vous en rêvez, longs,
bouclés et soyeux. Nous en changerons la nature même, si
nécessaire.
Tel
fut le discours qu'il lui adressa et la rêveuse en elle, celle
qui jalousait ses amies d'avoir pu obtenir ici tout ce qu'elles
désiraient, celle aussi qui aspirait à les revoir au
plus vite, cette part d'elle-même céda devant
l'insistance conjointe de la belle psychiatre et de son infirmier au
physique infortuné.
Le
soir même elle reposait dans une nouvelle chambre dont l'aspect
rappelait davantage celui d'un hôpital que celle qu'elle
occupait depuis le début de son séjour. Amélie
eut à peine le temps de remarquer le peignoir à capuche
qui ornait la chaise et n'eut pas le temps d’apercevoir les
sandales posées à terre qu'elle sombrait déjà
dans un profond sommeil médicamenteux.
Elle
passa les jours suivants l'esprit embrumé, consciente d'être
déplacée, manipulée et auscultée mais
elle manquait de force pour réagir, si elle l'avait voulu. On
lui adressait des mots affectueux lorsqu'elle reprenait conscience
et, dans un rêve, elle entendit même les voix de ses
amies.
Un
matin, elle ouvrit les yeux dans une petite chambre qui n'était
plus celle dans laquelle Don Juan l'avait emmenée
l'autre jour. Le soleil baignait la pièce d'une lumière
douce et Amélie sentit sur sa joue la caresse de boucles
châtain clair. Trop faible encore pour espérer se
mouvoir sans aide extérieure, elle continua de se reposer.
Quelques
heures passèrent durant lesquelles Amélie se concentra
pour retrouver sa mobilité. Elle passa délicatement la
main sur sa chevelure et, alors qu'elle était enfin parvenue à
s'asseoir sur le bord de son lit, on frappa à sa porte.
―
"Oui, entrez ? dit la jeune fille, intriguée.
Elle
vit alors celle qu'elle identifia tout de suite comme l'infirmière
asiatique ridée que ses amies avaient surnommée Pei.
―
"Ah, Mademoiselle Huysmans, quel plaisir de vous voir réveillée.
L'opération, comme vous avez pu le constater, s'est déroulée
à la perfection et vous êtes absolument resplendissante.
Je vais demander à ce qu'on vous amène votre repas.
Vous avez faim, n'est-ce pas ? La perfusion vous a été
enlevée hier soir et n'ayez donc pas d'inquiétude, la
marque dans le creux de votre bras va disparaître sous peu.
Vous voulez peut-être boire un peu d'eau avant tout ?
Amélie
avait du mal à suivre son discours. Elle se demanda si les
asiatiques parlaient toujours aussi vite ou si elle était
encore à demi ensommeillée. Elle hocha simplement la
tête à l'idée d'un verre d'eau, sentant sa gorge
particulièrement sèche.
―
"Quel plaisir que votre réveil, vraiment. Je vais de ce
pas transmettre la bonne nouvelle à Mesdemoiselles Leleu,
Martin et Vandenberg. Elles vous attendent depuis plusieurs jours.
Elles sont même passées vous voir hier, en espérant
que vous seriez consciente.
La
jeune patiente apprécia comme jamais auparavant les quelques
gorgées d'eau que lui octroya Pei. Si le discours de cette
dernière était trop dense pour elle, elle profitait à
leur juste valeur de ses compétences médicales. Amélie
dut cependant renoncer à sortir de sa chambre ce jour-là,
elle accepta bien volontiers le repas qu'on lui apporta et fut remise
d'aplomb dès le lendemain.
―
"C'est bon, lui assura Pei. Vous êtes belle et pimpante.
Vos amies vous attendent dans le jardin, si vous désirez les
voir, vous pouvez y aller dès à présent.
Rien
n'aurait pu faire davantage plaisir à Amélie. Elle qui
avait passé le séjour à s'imaginer le pire,
voilà qu'elle et ses amies étaient enfin à
nouveau réunies. La jeune fille enfila le peignoir et les
sandales, jubilant lorsqu'elle dut passer la main le long de sa nuque
pour ôter les cheveux capturés dans l'encolure et les
libérer d'un geste souple. Oui, vraiment, tout était
enfin parfait.
Elle
descendit au rez-de-chaussée, navrée de ne pas voir
Winifred, et sortit sur la terrasse. Elle vit à quelques
mètres d'elle, attablées comme au premier jour, ses
trois amies qui resplendissaient en prenant le soleil.
A
mesure qu'elle s'approchait, un malaise s'empara d'elle à tel
point que son esprit refusa de traiter d'emblée les
informations qu'il recevait. A table, se trouvaient bien Sybille,
Marie-Sophie et Chloé mais elles étaient changées.
Amélie réprima un haut-le-cœur. Les trois filles
étaient devenues des monstres, saccagées et hideuses.
Chacune avait sur elle la trace d'une transformation morbide et
impossible. Alors qu'elle babillait joyeusement, Sybille leva vers
Amélie un bras au bout duquel, là où aurait dû
se trouver sa main, apparaissait à présent une
terminaison presque cicatrisée. Son autre bras présentait
la même difformité. Marie-Sophie, qui remit ses lunettes
et se leva pour venir embrasser son amie, laissa son peignoir sur le
dossier de sa chaise. Sur ses hanches, de volumineux morceaux de
chair avaient été ôtés de façon
calamiteuse, ignominieuse et, par endroits, ses os étaient
visibles. Mais celle qui provoqua chez Amélie un dégoût
tel qu'elle s'évanouit, celle des trois qui avait suivi le
plus scrupuleusement son programme, celle-là avait en effet
réalisé son rêve et perdu le quart de sa masse.
Sa chère et tendre amie Chloé la fixa de son œil
unique, sourit de sa moitié de bouche et pressa contre elle la
seule joue qui lui restait. Ils avaient sectionné la partie
supérieure gauche de son anatomie, laissant aux yeux de tous
son système interne.
On
ramena Amélie à sa chambre.
Elle
cauchemarda des heures durant, si bien qu'on dut à nouveau lui
administrer un sédatif. Pensant à la situation telle
qu'elle la connaissait à présent, il s'imposa à
la jeune fille qu'il était vital qu'elle s'échappe de
cette prison majestueuse. Elle repensa à ses altercations avec
le docteur Bertham et considéra le fait que gagner la
confiance des infirmiers était indispensable à ses
projets. Elle se montra donc docile dès qu'elle fut remise sur
pieds (et se réjouit de toujours posséder les siens),
retrouvant ses amies et appréciant en apparence le calme de la
vie au Royaume.
Le
temps se fanait sur un crépuscule malade. Amélie avait
observé les habitudes et les pratiques de cette partie de
l'établissement et elle attendit le moment propice. Le
personnel médical semblait lui accorder sa confiance à
présent. Même la psychiatre paraissait satisfaite des
progrès incroyables de la jeune fille.
Le
moment venu, Amélie sourit intérieurement. Ayant frappé
d'un coup sec l'entrejambe de l'infirmier qui l'encadrait, elle
s'élança à corps perdu le long de l'allée
de pins tandis que la haute grille s'ouvrait au loin pour laisser
entrer un véhicule de livraison. Elle ne se retourna pas de
toute la distance ni ne s'arrêta pour ramasser la sandale
qu'elle perdit dans les graviers du chemin. La grille se refermait
sur ses gonds à présent. Avec l'énergie du
désespoir, elle courut à perdre haleine et se faufila
entre les derniers décimètres qui la séparaient
de la liberté, larmes aux yeux, cœur battant, transpirant
d'effroi et d'effort.
La
grille se referma d'un coup sec. La jeune fille regarda enfin
derrière elle, inquiète. Personne ne semblait s'être
lancé à sa poursuite. Don Juan, blessé,
avait pourtant donné l'alerte, elle l'aurait juré.
Essoufflée,
la jeune fille continua sa marche le long de la route sinueuse,
craignant à tout instant qu'une voiture ne passe pour
s'emparer d'elle à nouveau. Elle chemina le pied en sang,
l'esprit en feu. Tout était de sa faute : ce voyage, la
perte de ses amies, leurs ignobles transformations... et pourtant, à
présent, elle repartait presque soulagée, transportée
par l'espoir d'avoir survécu à ce camp de torture. Elle
avait dû évoluer, c'était évident. Elle
s'était adaptée à la situation. Repensant au
diction qui affirme que pour grandir, on doit immanquablement
abandonner une part de soi, elle frissonna en pensant à ses
compagnes d'infortune. Elles ne réalisaient même pas
l'horreur de la situation, toutes baignées qu'elles étaient
de l'idéologie du Royaume.
Elle
parvint à la gare au bout de plusieurs heures et s'effondra
dans les bras d'un guichetier qui, à son arrivée,
s'était précipité pour lui porter secours.
Amélie
ouvrit cette fois les yeux avec beaucoup d'appréhensions. Elle
versa une larme de soulagement en apercevant le décor familier
de sa chambre, où son baladeur était resté là
où elle l'avait laissé. Pensant une fraction de seconde
qu'elle avait rêvé, elle fut cruellement ramenée
à la réalité en découvrant les pansements
qui recouvraient plusieurs parties de son corps et en grimaçant
de douleur alors qu'elle essayait de bouger son pied bandé.
Elle
se releva doucement dans son lit et, tendant la main vers son bureau,
attrapa une enveloppe à son nom que lui avait laissée
sa mère.
Amélie,
L'institut
m'a contactée et m'a fait part de ta conduite répréhensible
ainsi que de ton départ. Je ne te cache pas que je suis
extrêmement déçue de ta conduite. Lorsque tu
auras fini de lire ce mot, prends le temps de préparer tes
bagages. Tu trouveras ci-joint un billet de train pour que tu puisses
retourner au Royaume dès ton réveil. Ils t'attendent.
Ta
mère.
Osant
à peine relire la lettre de peur d'en comprendre le sens et
les terribles implications qu'il sous-entendait, Amélie se
leva douloureusement et s'assit sur le petit tabouret en face de son
miroir. Elle passa les mains à travers sa chevelure, désormais
lumineuse, souple et ondulée. Elle se massa les tempes pour
tenter de fixer ses idées et de se réconforter.
Elle
sentit sous ses doigts un cheveu raide, presque solide et trifouilla
plusieurs secondes avant de parvenir à saisir le poil rebelle.
Serrant les dents, elle tira d'un coup sec pour l'arracher. Le cheveu
lui resta dans la main mais, contrairement à toute attente, il
était bien plus long qu'elle ne l'aurait cru.
Lentement,
elle sentit alors sa chevelure basculer en arrière avec un
bruit de succion. Un paquet de chairs flasques tomba au sol. Amélie
leva les yeux vers le miroir et ce qu'elle y vit provoqua en elle un
hurlement interminable. Son crâne à vif, elle pouvait
voir le sang qui battait, irriguant son cerveau, à l'air
libre.
Quel bonheur que de pouvoir relire cette nouvelle à la fois bien écrite et bien construite.
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